Le sujet, c'est la décadence
- Alex Turner

- 9 sept.
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Il faut bien le dire, il faut bien l'admettre, qu’on plonge dans un état de décadence de plus en plus visible, une sorte de léthargie intellectuelle et morale qui semble s'étendre insidieusement, contaminant chaque aspect de notre existence. J'aimerais bien pouvoir dire que je sais bien ce que j'écris, que j'ai les connaissances, que j'ai les analyses, les études, les thèses et toute autre chose qui puisse bien dire que j'ai raison et que derrière mes mots il y a une base solide pour pouvoir appuyer ma pensée. Je n'ai rien à part mes mots, mes pensées. Et peut-être que c'est tout ce dont j'ai besoin pour bien exprimer mon idée et bien confirmer ce que je pense, car le sujet, c'est bien la décadence.
C'est à comprendre : nous avançons à toute vitesse vers une réalité de plus en plus obscène envers nous-mêmes, une abjection croissante qui se manifeste dans tous les pans de la société. Le politique, l'artistique, l'éducatif, le social : aucun domaine n'est épargné par cette régression. Si je n'ai pas les connaissances et compétences que j'aimerais bien avoir, c'est bien à cause de mon décadentisme, cette atmosphère de renoncement et de superficialité qui nous enveloppe comme un linceul. Nous avons une tendance nette à devenir bêtes, à nous complaire dans l'ignorance, à préférer le confort de l'incompréhension à l'effort de la pensée. Pire : nous avons tendance à devenir bêtes et à exhiber notre bêtise de plus en plus fort, avec de l’ignorance de croire que ce n’est pas si important, érigeant l'inculture en étendard, la transformant en une vertu. Au lieu de choisir la démocratisation de l'élitisme, une élévation collective par le savoir et la culture, où chacun serait encouragé à développer son potentiel intellectuel, nous prenons la voie du nivellement par le bas et de l’acceptation de la médiocrité, nous enfonçant toujours plus profondément dans l'insignifiance. Nous célébrons l'ignorance, glorifions la facilité, et délaissons la profondeur pour la superficialité. Souviens-toi que je n'ai rien à part ma perspective, bien probablement erronée mais pas pour autant vide de réalité. Je vois un état vague et stupide qui devient la norme, un flou intellectuel qui s'impose, brouillant les repères et annihilant la clarté. Le manque de bases est universalisé, et avec lui, la capacité même à penser de manière critique s'amenuise, laissant place à une pensée unique et conformiste.
Il y a quelques mois, lors d'échanges avec certains de mes collègues d'études, une constatation s'est imposée à nous : nous étions profondément déçus par le niveau de connaissances de notre classe. Nous sommes censés appartenir à une “élite” académique, un groupe sélectionné qui, par définition, devrait posséder un bagage culturel solide et une vocation pour la connaissance. Or, la réalité est tout autre. Les études en sciences humaines, par leur essence même, exigent des connaissances étendues dans une multitude de domaines. Ce n'est pas tant une obligation formelle qu'une recommandation si fondamentale que la négliger serait une aberration, comparable à se lancer dans des études de mathématiques supérieures sans maîtriser les opérations arithmétiques de base, une absurdité flagrante et vouée à l'échec. Nous, qui nous voyons comme l'héritière de cette élite, et à l'instar de nos illustres prédécesseurs, sommes censés maîtriser les textes fondateurs de notre civilisation. Cela implique une connaissance approfondie des Évangiles, des récits complexes de la mythologie grecque et romaine, des rudiments de la linguistique latine et grecque pour comprendre les racines de notre langue et de notre pensée. Nous devrions également posséder les bases de l'histoire et de la théorie des arts, être capables de naviguer avec aisance à travers les grands mouvements littéraires et philosophiques qui ont façonné notre culture. Il est fortement recommandé de connaître et d'avoir lu les œuvres majeures de figures emblématiques de la littérature française et mondiale : il faut lire Proust, Hugo, Baudelaire, Flaubert, Molière, Balzac, Ernaux ou Yourcenar. Il est recommandé de connaître le passé simple. Il est essentiel de savoir nommer les principaux points géographiques du monde ou, à tout le moins, de la France. Il est impératif de savoir distinguer la pensée de Rousseau de celle de Voltaire, de comprendre leurs divergences philosophiques et leurs influences respectives. Il faut avoir lu le Second Discours et Candide. Il faut lire Platon, Aquin, Spinoza, Descartes, Marx, Mill, Engels, Bentham, Smith, Foucault, Arendt, Weber, Mises, Sartre, Beauvoir, et tant d'autres penseurs qui, à mon âge, produisaient déjà des textes d'une complexité et d'une profondeur que, bien évidemment, je ne serais pas capable de reproduire avec la même conviction et le même enthousiasme qu'eux. Il faut lire, il faut réfléchir, il faut débattre. Or, c'est précisément ce qui nous fait défaut aujourd'hui. Nous n'avons plus cette habitude, ce goût pour le savoir, pour l'approfondissement intellectuel. L'élite de nos jours semble se contenter du « basique » d'il y a soixante-dix ans, un constat triste et alarmant de régression intellectuelle et culturelle. Nous ne sommes rien et il faut bien l'admettre. Faute d'un changement radical et profond, cette décadence se poursuivra. Nous sommes la stupidité du passé et l'intelligence du futur, et c’est difficile de concevoir quelque chose de plus triste et d’effrayant que ça, que la dégradation de l’esprit critique individuel ; il est difficile d'imaginer quelque chose de plus triste et d'effrayant qu'un avenir où l'ignorance triomphe, où la superficialité communautaire remplace la profondeur individuelle, et où le savoir est relégué au rang de simple option, non de nécessité. C'est un chemin vers un obscurantisme nouveau, sous des dehors de modernité.
En novembre 1982, José Saramago rédige un essai intitulé Dos Leitores e dos Gatos. Dans cet écrit, l'écrivain dénonçait la réalité socioculturelle du Portugal du début des années 80 : « La vérité nue - et crue, donc difficile à avaler - est qu'au Portugal on lit de moins en moins et on lit de plus en plus mal. » Si Saramago était encore parmi nous, il serait sans doute terrifié, voire suicidaire, face à la dégradation continue de la situation. Quarante ans après l'avertissement de Saramago, la décadence qu'il déplorait s'est amplifiée et cristallisée en une véritable guerre culturelle. La passion littéraire semble succomber sous les assauts d'une superficialité grandissante, tandis que ce que l'on pourrait nommer “l'écervelage” gagne du terrain. C'est une bataille perdue d'avance pour l'esprit critique, un combat où la profondeur de la pensée est supplantée par la facilité. Ce brouillard mental s'installe insidieusement dans nos esprits, éteignant progressivement toute étincelle d’intellectualité. Nous semblons nous complaire dans cette forme de cécité volontaire, choisissant délibérément de tuer notre propre cerveau. L'analogie d'une voiture filant inexorablement vers un mur me vient à l’esprit ; loin d'être une simple métaphore, je pense qu’elle illustre notre terrifiante trajectoire collective. Au lieu d'actionner le frein d'urgence, nous accélérons, conscients du danger imminent, agissant comme des passagers consentants de notre propre destruction intellectuelle. Cela fait plus de quatre décennies que nous sommes enfermés dans cet engrenage mortifère. Le temps s'écoule, mais l'inertie perdure, anesthésiant toute velléité de changement. Le suicide programmé de la pensée humaine est palpable. La capacité à générer des idées originales, structurées et solides, jadis socle de la créativité et de l'innovation, s'amenuise au sein de la société. Certes, des exceptions existent, mais ces “bastions de lucidité” sont malheureusement submergés par la masse, peinant à échapper à la norme dominante. L'apogée de la pensée humaine semble être derrière nous. Aujourd'hui, nous assistons à une dangereuse automatisation de la pensée, une uniformisation qui bride l'individualité et la singularité. La schizophrénie numérique, la fragmentation de l'attention et du libre savoir et la surcharge informationnelle remplie d’un pourrissement cognitif des masses, sonne le glas de l'originalité et de l'esprit critique. Le savoir critique, devenu une denrée rare et précieuse, peine à s'imposer face à l'adéquation de la pensée à la normalisation. L'acceptation de la médiocrité et le sommeil cérébral collectif apparaissent comme une fatalité qui nous guette, menaçant de nous engloutir dans un abîme d'indifférence intellectuelle et de passivité.
Encore enfant, entrant dans l'adolescence, John Stuart Mill montrait déjà une maîtrise de l'écriture et de la pensée surpassant de loin celle de la jeunesse contemporaine, une précocité intellectuelle qui contraste vivement avec le paysage actuel. Il était bien une exception à la norme, mais à son époque, le monde était un siècle et demi éloigné de la surcharge informationnelle et de l'accès instantané que nos portables nous offrent aujourd'hui. Un monde sans l'inondation constante de données, où la réflexion profonde était cultivée et valorisée dans les milieux académiques. Pourtant, malgré l'omniprésence de la connaissance à portée de main, l'humanité n'a jamais été aussi éloignée d'une amélioration générale de ses facultés intellectuelles. Nous sommes connectés au monde entier par un simple geste sur un appareil, tout savoir nous est accessible, nous n'avons jamais été si proches du « progrès » technologique et informationnel, mais cette proximité s'accompagne bien d'un paradoxe : nos esprits semblent stagner, voire régresser. La jeunesse d'antan, loin de cette effervescence numérique, paraissait plus sereine, plus posée, plus profondément réfléchie. Alicia Gallienne, qui à seulement 19 ans écrivait avec une fluidité remarquable et une richesse sensible déjà si bien formée, est un témoignage d’une maturité qui nous manque de nos jours. Ces figures, animées d'une passion et d'une conviction, s'engageaient corps et âme pour leurs causes. Sur la couverture de l’un de ses dossiers, en lettres capitales et feutre noir rehaussé de rose : J’ECRIS JE VIS. Dans L’autre moitié du songe, elle dit : « Je monte parce que le sens commun descend et qu’il est encore temps sans doute de sauver ce qui reste. » Malheureusement, plus de trente années après les mots d’Alicia, je ne sais pas s’il reste toujours du temps pour sauver cette chose qui, peut-être, ne reste même pas.
L'engagement fait cruellement défaut. Sophie Scholl, jeune étudiante et résistante allemande du groupe La Rose Blanche sous le régime nazi, incarne le courage et la détermination, elle personnifie cet engagement : « Quelqu'un, après tout, devait faire un début. Ce que nous avons écrit et dit est également cru par beaucoup d'autres. Ils n'osent tout simplement pas s'exprimer comme nous l'avons fait », « Je suis, maintenant comme avant, d'avis que j'ai fait le mieux que je pouvais faire pour ma nation. Je ne regrette donc pas ma conduite et je supporterai les conséquences qui en résultent. » Elle affirme également que « Ce n'est pas parce que tant de choses sont en conflit que nous devrions nous-mêmes être divisés. Pourtant, on entend maintes et maintes fois dire que puisque nous avons été placés dans un monde conflictuel, nous devons nous y adapter. Bizarrement, cette idée complètement antichrétienne est le plus souvent défendue par des soi-disant chrétiens, de toutes les personnes. Comment pouvons-nous nous attendre à ce que la justice prévale alors qu'il n'y a presque personne qui se donne sans réserve à une cause juste ? » Un temps avant sa sentence à mort, elle avait déclaré, selon Else Gebel, sa collègue de prison : « Une si belle journée ensoleillée, et je dois partir. Mais combien doivent mourir sur le champ de bataille ces jours-ci, combien de jeunes vies prometteuses... Qu'importe ma mort si par nos actes des milliers sont avertis et alertés. » Son sacrifice, sa fierté pour sa cause libérale, son engagement face à la barbarie demeurent pour toujours une source d'inspiration. Il ne s'agit pas ici de faire grève, de manifester, d'écrire des publications sur les réseaux sociaux critiquant un sujet, de republier un contenu en accord avec nos valeurs (ou plutôt celles du collectif), ou simplement d'apprécier une critique sociétale comme celle de mon modeste essai sur Instagram ou Twitter. Certes, ces actions sont importantes, mais il est impératif de faire davantage, de faire mieux. Nous devons adopter une approche pragmatique et ne pas nous enfermer dans notre zone de confort, dans notre sphère d'idées “indiscutables” et/ou “incontestables”. Consultons un journal, lisons Libération, Le Monde, Le Figaro, Mediapart, Blast, L'Humanité, Les Échos, Les Jours, Elucid, Le Canard Enchaîné, The Economist, The Guardian, The Daily Telegraph, El País, The New York Times, The Washington Post ; LISONS, INFORMONS-nous. Accomplissons au moins une action pour nous ENGAGER, pour nous MOUVOIR, pour nous TRANSFORMER, pour nous CULTIVER. « Il faut cultiver notre jardin. » Créons des associations, participons à d'autres, abandonnons le populisme, la facilité de ces réponses simplistes aux problèmes complexes, créons des sociétés de débat, des clubs de discussion, retrouvons l'intellectualité qui a déjà existé un jour dans le monde. Il est nécessaire de revenir à l'enrichissement des idées, de renouer avec le surréalisme, la pensée autrichienne, le libéralisme, le socialisme, le féminisme, l'impressionnisme, le mouvement Dada, le décadentisme, le modernisme, le classicisme et tout autre mouvement capable de créer un esprit critique dans l’individu et un mouvement intellectuel. Agissons à la manière de l'anthropophagisme brésilien : absorbons tout ce qui existe et régurgitons une originalité propre à nous-mêmes et à notre époque. Il est impératif de retrouver le chemin de la pensée critique, d'embrasser la richesse de la culture sous toutes ses formes, et de raviver la flamme de l'engagement. C'est ainsi que nous pourrons, peut-être, inverser cette tendance et bâtir un avenir où la profondeur intellectuelle et la force morale reprendront toute leur place.
Uivemos, disse o cão, peut-être que Die Sonne scheint noch. Mais si Die Sonne scheint nicht mehr, donc uivar ne sert plus à rien.
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